Cher(e) ami(e),
Imaginez… qu’un médecin prélève vos cellules, sans vous le dire,
… qu’elles se trouvent dans des milliers d’essais cliniques et
… que des labo empochent des millions sur votre dos…
Figurez-vous que cette histoire n’est pas imaginaire.
C’est même celle d’une Américaine, Henrietta Lacks.
Si je vous en parle aujourd’hui, c’est que non seulement vous et moi avons une petite dette envers cette femme…
… mais aussi qu’un incroyable feuilleton médical de plus de 70 ans vient tout juste de se terminer, en août dernier.
L’occasion parfaite de vous raconter cette extraordinaire histoire qui commence par
« Pas vu, pas pris » : un pillage en règle découvert 20 ans plus tard
Née en 1920, Henrietta Lacks est ouvrière dans les champs de tabac[1], dans l’État de Virginie.
Elle descend de 4 générations d’esclaves dans les champs de coton.
À 20 ans, elle épouse David Lacks, avec qui elle aura 5 enfants.
En février 1951, on lui diagnostique un cancer de l’utérus agressif.
Elle consulte un service réservé aux pauvres et aux Noirs de l’hôpital Johns Hopkins, à Baltimore, dans le Maryland. (On est en pleine ségrégation).
Elle y bénéficie d’un traitement par aiguilles au radium, puis d’une radiothérapie.
C’est à ce moment-là qu’un biologiste, George Gey, prélève des cellules malignes, sans la prévenir ni, bien sûr, obtenir son consentement. Peut-être même sans aucune raison thérapeutique justifiée[2].
Henrietta meurt en octobre 1951, des métastases ayant envahi tous ses organes.
Elle est enterrée sans pierre tombale, faute de moyens.
Toutefois, ses cellules, elles, deviennent immortelles…
Toutes les 24 heures, des cellules HeLa naissent pour ne pas mourir (Vous en avez forcément bénéficié !)
De retour dans son laboratoire, George Gey cultive les cellules d’Henrietta, in vitro.
À cette époque, les chercheurs ont du mal à maintenir en vie des cellules humaines en culture. Elles mourraient tôt ou tard, une fois séparées du corps humain.
Mais pour la toute première fois, les cellules d’Henrietta étaient extraordinairement différentes.
George Gey n’en revient pas : toutes les 24h, ses cellules se multipliaient dans sa boîte de Pétri[3].
Il veut garder le secret de cette fabuleuse donation.
Et nomme cette « première lignée continue[4] » : HeLa – les syllabes du prénom et du nom d’Henrietta, suscitant d’incroyables suppositions : était-ce Helen Lane ? Elga Larsen ? ou encore Edy Lamar, une vamp des années 1950[5]?
Toujours est-il qu’il envoie ces cellules « miraculeuses » à qui en demande…
Imaginez l’aubaine !
Rapidement, les cellules HeLa sont cultivées, empaquetées, revendues et utilisées aux laboratoires du monde entier, par un institut d’Alabama qui les produit à grande échelle.
Rien qu’entre 1953 et 1955, 600 000 envois sont expédiés !
Certains laboratoires, comme la société de biotechnologie Thermo Fisher[6] qui commercialisent des produits à base de cellules HeLa[7], amassent des millions de dollars pendant des années[8].
Et les chiffres donnent le vertige :
- 50 millions de tonnes (!) de cellules HeLa ont été produites depuis le début de leur mise en culture ;
- mises bout à bout, ces cellules feraient au moins 3 fois le tour de la Terre[9] ;
- plus de 75 000 études les mentionnent rien que sur Pubmed (leur nombre a même quadruplé entre 1980 et 2000 !) ;
- tandis que plus de 11 000 brevets ont pu être réalisés grâce à ces cellules…
De la polio au Covid, les cellules HeLa ont tout vu !
Quatre mois après le décès d’Henrietta, le vaccin contre la polio est mis au point grâce aux cellules HeLa.
Dix ans après, elles s’envolent même dans l’espace pour prouver que l’absence de gravité n’empêche pas la division cellulaire.
Pendant la guerre froide, elles sont soumises aux radiations atomiques.
On les utilise aussi pour mettre au point les trithérapies contre le sida/VIH, étudier le fonctionnement des cancers, de l’hémophilie, de la drépanocytose, Ebola ou Parkinson et tester 1001 médicaments… ou mettre au point des cosmétiques !
En 1984, elles servent à la découverte d’une nouvelle souche de papillomavirus, le HPV18, qui valut le prix Nobel à l’Allemand Harald zur Hausen.
Elles ont même servi à tester les vaccins anti-Covid[10] !
Comme le rappelle le généticien Patrick Gaudray :
« C’était une référence ! Quand vous aviez besoin de tester quelque chose, vous essayiez sur une lignée HeLa. Tous les laboratoires en avaient dans leurs frigos[11] ! »
Inestimable contribution (involontaire)… enfin reconnue ! (Il était temps !)
Un sacré paradoxe : les chercheurs du monde entier connaissaient ces cellules, mais la famille d’Henrietta n’a découvert leur exploitation qu’en 1973… par hasard !
Un an après la mort de George Gey, le nom d’Henrietta est rendu public.
À cette époque, la tendance est à la cartographie génétique. Des chercheurs contactent la famille d’Henrietta pour faire un prélèvement.
C’est alors que ses enfants découvrent, choqués et stupéfaits, ce qu’il est advenu des cellules de leur mère.
Ils entament un bras de fer judiciaire pour faire reconnaître le rôle d’Henrietta dans la recherche moderne.
Grâce à l’enquête colossale d’une journaliste américaine, La vie immortelle d’Henriette Lacks, l’épopée des cellules HeLa est enfin reconstituée.
Celle-ci, Rebecca Skloot, crée même une Fondation, avec les descendants Lacks, pour aider « les individus ou les familles […] qui ont été impliqués dans des recherches sans leur connaissance, leur autorisation et sans en tirer de bénéfice »[12].
Les dons de nombreux laboratoires exploitant HeLa affluent, en forme d’aveu de culpabilité.
En 2021, l’OMS décerne à Henrietta une distinction à titre posthume pour son parcours de vie, son héritage et sa contribution aux sciences médicales.
Tandis que le 1er août dernier, un accord aux conditions restées confidentielles a été trouvé entre la famille et Thermo Fisher. (Une plainte avait été déposée pour « enrichissement injustifié[13] ».)
Pourtant, au moins une question demeure…
Pourquoi ces cellules sont-elles immortelles (et pas les vôtres) ?
Les cellules prélevées chez Henrietta étaient cancéreuses, avec une forme particulièrement agressive.
Le virus du HPV18, un papillomavirus, en serait la cause.
En 2013, des chercheurs allemands ont publié leurs hypothèses dans la revue Nature[14] : selon eux, le gène du virus aurait pénétré dans le noyau de cellules.
Cette cellule infectée se serait mise à produire une protéine qui contrôle le gène P53. Celui-ci gère le contrôle de nos cellules et la mort des cellules cancéreuses.
Cela aurait entraîné la mutation d’environ 75 à 80 chromosomes (alors que des cellules saines ont 46 chromosomes) !
Ces mutations génétiques ont eu des conséquences majeures : la multiplication effrénée des cellules malignes et la surproduction d’une enzyme, la télomérase.
Habituellement, vos cellules se dupliquent un nombre de fois limité (entre 40 et 50 fois[15]), raccourcissant vos télomères à chaque division (les extrémités de vos chromosomes).
Chez Henrietta, cette télomérase répare en quelque sorte continuellement les télomères raccourcis… ce qui expliquerait pourquoi ces cellules se multiplient à l’infini[16].
Toutefois, ce mécanisme très précis à l’œuvre dans cette multiplication à l’infini reste encore à élucider.
Toujours est-il que travailler sur les cellules HeLa a facilité grandement la recherche.
Mais, n’y a-t-il de sérieux biais à les utiliser comme modèle alors qu’elles ont autant de modifications génétiques ?
Et surtout quel prix ? En faisant fi de l’éthique ?
L’extraordinaire histoire des cellules HeLa est au moins l’occasion de rappeler que le consentement libre et éclairé n’est pas une option, mais bien le fondement de toute pratique médicale.
Et vous, qu’en pensez-vous : seriez-vous prêt à donner vos cellules pour faire avancer la recherche ?
Je vous laisse y méditer !
Prenez soin de vous,
Catherine Lesage